Ma guerre

Publié le par tales-of-my-world


   Les souvenirs les plus lointains que j’en ai, ce sont le remous de la barge sur les ondulations de l’eau grise, et aussi le bruit, tout ce bruit. Le moteur de la barge, les vagues, les projectiles fendants air et eau, le sergent qui hurlait ses instructions. Malgrès tout ce bruit, j’avais cependant l’impression d’être au calme, je sentais au fond de moi que ce n’était rien comparé à ce que je m’apprêtais à vivre dans les secondes à suivre. J’avais peur. Plus que jamais, j’avais peur. C’est à ce moment, dans cette barge, que j’ai compris le sens réel du mot effroi. Cette sensation de froid intense, ce sentiment de lourdeur de mes entrailles dans mon ventre, la crispation de tous les muscles de mon corps. Peut-être est-ce cette peur glacée qui m’a permis de survivre à l’enfer.

   Je me souviens ensuite que la barge s’est immobilisée brusquement et que sa paroi avant c’est aussitôt rabattu vers l’extérieur. À ce moment alors, je me suis rendu compte qu’il pleuvait. Pas de l’eau hélas, mais des milliers de balles de plomb et de cuivre. Le temps que je fasse cette constatation, la moitié de mes compagnons d’infortunes étaient déjà morts, pulvérisés, déchiquetés. C’était horrible, mais ce que je vis avant de sauter de la barge pour sauver ma peau l’était encore plus. L’écume, l’eau, les vagues étaient rouges. Du sang, le sang de mes camarades, la mer en était remplie. Mais je n’avais pas le choix, c’était le bain de sang ou le bain dans le Styx. Je plongeais. Hors des balles, mais aussi hors de l’air. Quand je voulu remonter prendre ma respiration, cela me fut impossible. Mon barda m’entraînait vers le fond comme si on m’avait lesté d’un bloc de béton. Mon salut tint à l’explosion de la barge que je venais de quitter précipitamment et dont les éclats métalliques sectionairent par chance les sangles de mon barda.

   J’atteignis la plage et couru e mettre à l’abri des balles derrière une installation anti char allemande. Alors que quelques secondes plus tôt, j’étais effrayé, ce que j’éprouvais à cet instant ce n’était plus que de la haine, une haine pure envers cet ennemi qui ne nous laissait aucune chance de survie, caché derrière son brouillard de balles. Cet ennemi, je devais l’éliminer, je devais venger la mort des centaines de soldats déjà mort en quelques minutes. J’arrachai alors l’emballage plastique qui protégeait mon fusil de l’eau et me mit à courir aussi vite que je pus vers la fin de la plage, près des bunkers allemands. Plus je progressais, plus l’horreur autour de moi était insuportable. Je voyais des hommes mourir, exploser, brûler, d’autres étaient blessés, démembrés, tous hurlaient, pleuraient, puis mouraient. J’arrivais enfin aux barbelés où s’étaient rassemblés les survivants et je cherchais des yeux mon unité, mais je n’en trouvais aucun de vivant. J’étais seul. J’entendis alors une forte explosion: une brèche avait été faite dans la ligne de barbelés.

   Le cœur emplit de haine, je fonçais dans l’ouverture ainsi pratiquée sans tenir compte des ordres que me criait un officier. Je couru droit dans le champ de mine nous séparant des lignes ennemies et ma chance ne me quittant pas, je n’en déclenchai aucune. J’étais passé derrière l’ennemi et je comptais bien en profiter pour leur faire regretter nos souffrances. Je me précipitai dans le bunker le plus proche. J’y trouvai plusieurs soldats nazis en train de mitrailler la deuxième vague de débarquement alliée. Ils ne me remarquèrent pas. Cette fois, c’était mon tour d’ouvrir le feu. Sans prendre le soin de réellement viser, je tirais dans le tas jusqu’à ce que le chargeur vidé saute de mon arme. Je contemplai alors mon œuvre, et resté paralysé. Jamais je n’avais tué, et voilà que je venais de priver tous ses hommes de la vie, sans plus de réflections. Ce ne fut pas tant que je tuais pour la première fois qui me surprit le plus que de découvrir la sensation de plaisir que j’en retirais. Je me sentais grisé, comme si tuer ces hommes m’avait rendu ivre, et je comptais bien renouveler ce plaisir. Je sortis, couru de bunker en bunker, tuant tous les soldats allemands que je rencontrais, ne faisant aucune distinction entre ceux qui me menaçaient de leurs armes et ceux qui voulaient se rendre. Je tuais pour libérer le monde. Non, en réalité, je tuais parce que j’aimais ça. Je l’ai toujours su, mais à ce moment je refusais d’y croire, me persuadant que je tuais pour la justice, pour la liberté, pour venger mes camarades. Je me persuadais de tuer pour le bien des autres, mais en vérité je tuais pour mon plaisir. Je ne suis pas un héros, je ne l’ai jamais été, je ne suis qu’un monstre.

 

 

 


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